Texte par Valérie Boulva
L’un des aspects les plus excitants de mon travail consiste à documenter les collections à la manière d’un détective. Les quelques dizaines de milliers d’objets et de spécimens qui se trouvent dans les réserves n’offrent pas tous autant de prise sur l’histoire que nous le souhaiterions. Il arrive que les pistes suivies se révèlent fausses ou qu’il n’y en ait tout simplement pas.
Au fil du temps, certains objets ont été acquis malgré les lacunes dans la documentation de leur historique : fabricants ou créateurs, propriétaires successifs, techniques de fabrication. Ce manque d’information ne compromet pas la valeur esthétique de ces pièces, mais il diminue la capacité des objets à témoigner de leur vie utile. Dans une collection universitaire vouée à la recherche comme celle de l’Université Laval, il convient de réfléchir à l’intérêt de la conservation des objets. C’est pourquoi il faut procéder à des enquêtes.
Parfois, un lien ténu avec le passé subsiste. Transférés aux collections de l’Université longtemps après la fin de leur vie utile par exemple, certains objets et instruments scientifiques demeurent empreints de mystère, plus personne ne connaissant vraiment leur fonction ni leur origine. À preuve, ces gobelets en platine dont je n’ai toujours pas pu ranimer la mémoire malgré bien des efforts. La trace laissée par leur propriétaire n’a pas permis, à ce jour, de lever le voile sur leur origine : « Les creusets qui m’ont servi dans mes recherches sur les oligo-éléments et sur mes travaux sur le sang. J. » Détenez-vous la clé du secret de ces creusets ?
Le creuset en platine est l’un des outils les plus précieux du chimiste analytique. Les creusets en platine sont couramment utilisés pour la préparation d’échantillons par fluorescence X, la chimie par voie humide, le test des cendres et les applications de perte sur allumage.
Heureusement, il arrive que mes efforts portent fruit et redonnent une voix à des objets muets. Je vous présente les détails de ma quête pour documenter une très belle photographie argentique découverte par hasard.
Mon enquête a débuté dans une armoire, comme c’est souvent le cas ici. En déplaçant de vieux tableaux didactiques, j’ai découvert un cadre emballé dans du papier bulle, portant l’adresse des collections, mais sans mention d’expéditeur. De bonnes dimensions (52 x 40,6 cm), en bois assez simple, le cadre ne portait aucune indication visible pouvant permettre d’identifier son sujet. Une recherche sur Google Image ne m’a orientée que vers des costumes trois-pièces masculins en tweed.
Ayant reçu plusieurs objets de l’Herbier Louis-Marie et croyant que cette photographie pouvait avoir la même origine, j’ai communiqué avec Claude Roy, technicien retraité de l’Herbier, qui avait été responsable de ce transfert. Croyant reconnaître un ancien botaniste d’Ottawa, il m’a conseillé de consulter un chercheur qui l’avait bien connu. Dans l’intervalle, j’ai cherché le nom du botaniste sur Internet, mais les photographies trouvées ont semé le doute en moi : ni les traits (bouche, implantation des cheveux, regard) ni l’expression du visage ne concordaient. Par ailleurs, il semblait évident que l’homme que je cherchais à identifier était né bien avant, d’après l’année de la photographie et ses vêtements. Il fallait trouver un homme déjà âgé dans les années 1950. Le chercheur consulté a confirmé mon hypothèse : ce n’était pas le collègue qu’il avait fréquenté.
J’ai ensuite décidé de retirer le vieux carton kraft derrière l’encadrement, ce qui m’a permis de découvrir ces mentions manuscrites à l’arrière de la photographie.
Était-ce donc le Dr Gauvreau qui se tenait devant moi ? Une courte recherche a vite mené à l’abandon de cette hypothèse : Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) conservait une photographie du Dr Gauvreau par Gaby Desmarais, et ces deux hommes n’avaient rien à voir physiquement. Cependant, puisque son nom était inscrit au dos de l’œuvre, il s’agissait d’une piste à suivre. Je me suis alors souvenue que les tableaux didactiques où j’avais trouvé la photographie étaient des tableaux médicaux. En cherchant encore un peu, j’ai appris que l’un de nos grands chercheurs en infectiologie, le Dr Michel G. Bergeron, avait étudié avec le Dr Gauvreau à l’Université Laval. Peut-être pourrait-il m’aider.
Michel G. Bergeron m’a en effet confirmé qu’il ne s’agissait pas de son mentor. Sa curiosité piquée, il a partagé mon courriel avec des collègues, pour me revenir rapidement avec une réponse : l’homme de la photographie anonyme était probablement le professeur Joseph Édouard Morin, en bas à gauche de cette photographie de finissants. Ce bactériologiste a été le premier directeur microbiologiste du Département de bactériologie au pavillon Vandry. Suivaient un résumé des principaux hauts faits du Dr Morin et les titres de quelques publications. J’ai remercié le Dr Bergeron, mais je voulais être certaine de cette identification : l’homme sur la photo de finissants était plus jeune et la photo s’avérait très petite. Le doute était donc encore permis. Le site de BAnQ m’a de nouveau aidée, grâce encore au photographe Gaby Desmarais. Cette fois, j’étais quasiment certaine de mon fait. La preuve finale et irréfutable est cependant venue de cette publication du Laval médical où se trouvait, en première page, la nécrologie passionnante du Dr Morin (1896-1962). À la page 54 de ce document est apparue une reproduction de la fameuse photographie anonyme trouvée dans nos réserves.
Quelques heures de recherche, la collaboration généreuse de chercheurs pourtant bien occupés par leur travail, et la numérisation des archives québécoises ont finalement permis de découvrir que nous avions une excellente raison de préserver cette photographie et, avec elle, la mémoire d’un grand chercheur de notre établissement. Ce document, qui a ainsi retrouvé une valeur patrimoniale, commémore de nouveau l’histoire de la médecine à l’Université Laval et au Québec. À ce titre, il mérite totalement les soins qui lui seront prodigués afin d’assurer sa conservation.